La Bibliothèque grise



« La Bibliothèque grise, ch. 6 : Mondes renversés »
Exposition au Musée Goya, Castres, mars-juin 2026

 

« La biblio­thèque grise, ch. 6 : Mondes ren­ver­sés », est un pro­jet en cours qui vise à explo­rer des expres­sions à la fois popu­laires et artis­tiques (ico­no­gra­phie du monde ren­ver­sé et car­na­vals) met­tant en jeu un pos­sible ren­ver­se­ment de l’ordre éta­bli. Il s’a­git d’ac­tua­li­ser ces expres­sions his­to­riques ou plus récentes à tra­vers un ensemble de pro­duc­tions (film, expo­si­tion, édi­tion) en nous inter­ro­geant sur l’efficience de la notion de ren­ver­se­ment et sur les rap­ports sociaux, les hié­rar­chies et les normes que les pra­tiques car­na­va­lesques peuvent concou­rir à trou­bler ou à déplacer.

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De l’époque médié­vale au XIXe siècle et au-delà, les images dites du « Monde ren­ver­sé » illus­trent les ten­sions entre les êtres humains et leurs rap­ports aux autres vivants. Les femmes et les hommes, les adultes et les enfants, le sei­gneur et ses ser­vi­teurs, ou encore les humains et les ani­maux sont figu­rés dans des situa­tions où ils échangent leurs rôles, leurs posi­tions, leurs statuts.
Depuis le Moyen-âge, cette ima­ge­rie du ren­ver­se­ment a trou­vé son essor sous forme de gra­vures ou a tra­ver­sé cer­taines œuvres pic­tu­rales, mais aus­si orales. Au XIXe siècle, elle se dif­fuse mas­si­ve­ment par le biais des estampes ven­dues par des col­por­teurs, en par­ti­cu­lier les images d’Épinal. À la même époque, le motif est éga­le­ment uti­li­sé pour orner bon nombre d’assiettes illus­trées avec des say­nètes légen­dées (assiettes dites « his­to­riées » ou « par­lantes ») ima­gi­nant des situa­tions humo­ris­tiques autour du ren­ver­se­ment hommes-femmes en par­ti­cu­lier. Les situa­tions ima­gi­nées par ces illus­tra­teurs ont aujourd’hui des réso­nances pro­gres­sistes en lien avec l’émancipation des femmes, mais elles visaient alors plu­tôt à tour­ner ce sou­hait en déri­sion et à le pré­sen­ter comme une menace. Il s’agissait, par une satire patriar­cale, de repous­ser l’émancipation sociale des femmes déjà en germe.

On retrouve éga­le­ment ces prin­cipes d’inversion dans les car­na­vals qui étaient — et sont par­fois encore — des moments de trouble des conven­tions sociales et morales, qui se dis­solvent, pour un temps cir­cons­crit, der­rière masques, cos­tumes et jeux.
Fête d’origine païenne, le car­na­val s’accompagne de nom­breuses mani­fes­ta­tions durant les­quelles l’ordre éta­bli est mis sans des­sus des­sous pen­dant un temps convenu.
Ces rituels et fêtes popu­laires s’étendent par­fois en dehors du calen­drier car­na­va­lesque impo­sé pro­gres­si­ve­ment par la reli­gion chré­tienne. Il en va ain­si des cha­ri­va­ris, ou du rite du « man­teo del Pelele » en Espagne, lors duquel des jeunes filles font vol­ti­ger un pan­tin mas­cu­lin à l’aide d’une cou­ver­ture, ain­si que Goya l’a immor­ta­li­sé dans plu­sieurs des­sins et l’une de ses pein­tures (El Pelele, 1791). La tra­di­tion du car­na­val est expli­ci­te­ment repré­sen­tée dans un autre tableau de Goya, L’enterrement de la Sardine (1814–16), et le registre car­na­va­lesque tra­verse nombre de ses œuvres en pein­ture ou en gra­vure (Los Caprichos, 1799).

Le car­na­val est une cir­cons­tance ambi­guë du « désordre » social. Selon une pre­mière inter­pré­ta­tion, les inver­sions car­na­va­lesques peuvent se lire comme une remise en ques­tion de l’ordre éta­bli, sur­tout si on les consi­dère au regard des pro­blé­ma­tiques contem­po­raines avec les­quelles elles peuvent entrer en écho (rap­ports de domi­na­tions, de genre, rap­ports nord/sud, etc.).
D’un autre point de vue, le car­na­val ne serait qu’une sou­pape per­met­tant aux domi­nants de cana­li­ser la cri­tique de l’ordre éta­bli. Mais la récep­tion de ces pra­tiques leur échap­pant, elles pour­raient pour­tant contri­buer à main­te­nir au fil du temps un dis­cours de résis­tance (point de vue sou­te­nu par James J. Scott dans son ouvrage La Domination et les arts de la résis­tance. Fragments du dis­cours subal­terne, Amsterdam, 2019). Ainsi peut-on obser­ver un réper­toire car­na­va­lesque dans de nom­breuses luttes ou révoltes actuelles.

Cette recherche don­ne­ra lieu :
— à la réa­li­sa­tion d’un film mêlant une immer­sion docu­men­taire dans divers car­na­vals (Bruxelles, Cologne, Dunkerque, Marseille, Plazac) et un pro­cès car­na­va­lesque fictif ;
— à une expo­si­tion conçue autour de ce film au Musée Goya à Castres en 2026 ;
— à une édi­tion réunis­sant des entre­tiens avec des carnavalier·es et chercheur·euses dont les pro­pos ont nour­ri l’é­cri­ture du film : Aurélie Godet (cher­cheuse, spé­cia­liste du car­na­val de la Nouvelle Orléans), Blodwenn Mauffret (cher­cheuse, autour du car­na­val de Guyane), Sara Selma Dolorès et Bastien Poncelet (artistes-performeur·euses-cabarettistes, fondateur·ices de la « Consoeurie des connasses » au car­na­val de La Louvière), Monika Salzbrunn (cher­cheuse, autour du car­na­val de Cologne), Taupe* (artiste et car­na­va­lier, co-orga­ni­sa­teur du car­na­val sau­vage de Bruxelles), etc.

 

Ce pro­jet a fait l’ob­jet d’une aide à la recherche artis­tique du Cnap — Centre natio­nal des arts plastiques.