« La Bibliothèque grise, ch. 6 : Mondes renversés »
Projet en cours
« La bibliothèque grise, ch. 6 : Mondes renversés », est un projet en cours qui vise à explorer des expressions à la fois populaires et artistiques (iconographie du monde renversé et carnavals) mettant en jeu un possible renversement de l’ordre établi. Il s’agit d’actualiser ces expressions historiques ou plus récentes à travers un ensemble de productions (film, exposition, édition) en nous interrogeant sur l’efficience de la notion de renversement et sur les rapports sociaux, les hiérarchies et les normes que les pratiques carnavalesques peuvent concourir à troubler ou à déplacer.
De l’époque médiévale au XIXe siècle et au-delà, les images dites du « Monde renversé » illustrent les tensions entre les êtres humains et leurs rapports aux autres vivants. Les femmes et les hommes, les adultes et les enfants, le seigneur et ses serviteurs, ou encore les humains et les animaux sont figurés dans des situations où ils échangent leurs rôles, leurs positions, leurs statuts.
Depuis le Moyen-âge, cette imagerie du renversement a trouvé son essor sous forme de gravures ou a traversé certaines œuvres picturales, mais aussi orales. Au XIXe siècle, elle se diffuse massivement par le biais des estampes vendues par des colporteurs, en particulier les images d’Épinal. À la même époque, le motif est également utilisé pour orner bon nombre d’assiettes illustrées avec des saynètes légendées (assiettes dites « historiées » ou « parlantes ») imaginant des situations humoristiques autour du renversement hommes-femmes en particulier. Les situations imaginées par ces illustrateurs ont aujourd’hui des résonances progressistes en lien avec l’émancipation des femmes, mais elles visaient alors plutôt à tourner ce souhait en dérision et à le présenter comme une menace. Il s’agissait, par une satire patriarcale, de repousser l’émancipation sociale des femmes déjà en germe.
On retrouve également ces principes d’inversion dans les carnavals qui étaient — et sont parfois encore — des moments de trouble des conventions sociales et morales, qui se dissolvent, pour un temps circonscrit, derrière masques, costumes et jeux.
Fête d’origine païenne, le carnaval s’accompagne de nombreuses manifestations durant lesquelles l’ordre établi est mis sans dessus dessous pendant un temps convenu.
Ces rituels et fêtes populaires s’étendent parfois en dehors du calendrier carnavalesque imposé progressivement par la religion chrétienne. Il en va ainsi des charivaris, ou du rite du « manteo del Pelele » en Espagne, lors duquel des jeunes filles font voltiger un pantin masculin à l’aide d’une couverture, ainsi que Goya l’a immortalisé dans plusieurs dessins et l’une de ses peintures (El Pelele, 1791). La tradition du carnaval est explicitement représentée dans un autre tableau de Goya, L’enterrement de la Sardine (1814–16), et le registre carnavalesque traverse nombre de ses œuvres en peinture ou en gravure (Los Caprichos, 1799).
Le carnaval est une circonstance ambiguë du « désordre » social. Selon une première interprétation, les inversions carnavalesques peuvent se lire comme une remise en question de l’ordre établi, surtout si on les considère au regard des problématiques contemporaines avec lesquelles elles peuvent entrer en écho (rapports de dominations, de genre, rapports nord/sud, etc.).
D’un autre point de vue, le carnaval ne serait qu’une soupape permettant aux dominants de canaliser la critique de l’ordre établi. Mais la réception de ces pratiques leur échappant, elles pourraient pourtant contribuer à maintenir au fil du temps un discours de résistance (point de vue soutenu par James J. Scott dans son ouvrage La Domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Amsterdam, 2019). Ainsi peut-on observer un répertoire carnavalesque dans de nombreuses luttes ou révoltes actuelles.
Cette recherche donnera lieu :
— à la réalisation d’un film mêlant une immersion documentaire dans divers carnavals (Bruxelles, Cologne, Dunkerque, Marseille, Plazac) et un procès carnavalesque fictif ;
— à une édition réunissant des entretiens avec des carnavalier·es et chercheur·euses dont les propos ont nourri l’écriture du film : Sylvie Chalaye (chercheuse, sur le phénomène du blackface et des grimages dans les pratiques théâtrales et carnavalesques), Aurélie Godet (chercheuse, spécialiste du carnaval de la Nouvelle Orléans), Blodwenn Mauffret (chercheuse, autour du carnaval de Guyane), Sara Selma Dolorès et Bastien Poncelet (artistes-performeur·euses-cabarettistes, fondateur·ices de la « Consoeurie des connasses » au carnaval de La Louvière), Monika Salzbrunn (chercheuse, autour du carnaval de Cologne), Taupe* (artiste et carnavalier, co-organisateur du carnaval sauvage de Bruxelles), etc.
Cette recherche a fait l’objet du soutien à un projet artistique du CNAP — Centre national des arts plastiques.