La Bibliothèque grise



« La Bibliothèque grise, ch. 5 : Bibliothèque fantôme »
Le DomaineM, Cérilly, du 3 juillet au 1er août 2021


Dans cet espace d’ex­po­si­tion et de rési­dence pour­vu de plu­sieurs biblio­thèques consé­quentes, la biblio­thèque de tra­vail dans laquelle les dif­fé­rents cha­pitres de La Bibliothèque grise puisent leurs res­sources s’ex­pose en creux. Les cinq ouvrages dont les titres servent d’axes clas­si­fi­ca­toires à La Bibliothèque grise appa­raissent sous la forme de répliques en bois, tels les « fan­tômes » autre­fois en usage dans les biblio­thèques pour repé­rer les ouvrages sor­tis des rayon­nages : Une his­toire de la lec­ture, Enseigner et apprendre, arts vivants, Une chambre à soi, La parole man­gée, Comment habi­ter la terre.
Un Florilège de textes et de tra­vaux issus de ces dif­fé­rents axes prend la forme d’un livre-pos­ters déployé dans l’es­pace d’ex­po­si­tion. Une nappe-édi­tion com­po­sée à par­tir de dis­cus­sions avec des culti­va­teurs, maraî­chers, éle­veurs, agro­nomes, etc., accom­pa­gnée d’un jour­nal retrans­cri­vant cer­taines de ces dis­cus­sions et d’un ensemble d’as­siettes illus­trées avec des don­nées sta­tis­tiques, res­ti­tuent une enquête sur l’a­gri­cul­ture contem­po­raine. Enfin, un ensemble de des­sins muraux réa­li­sés d’a­près des gra­vures du « monde ren­ver­sé » (le globe ter­restre à l’en­vers, le bœuf fai­sant le bou­cher, la femme au mar­teau et à l’en­clume et l’homme à la que­nouille) est mis en rela­tion avec des pho­to­gra­phies. Dans celles-ci, des objets réa­li­sés dans le contexte de La Bibliothèque grise sont acti­vés et mis en scène selon une logique ins­pi­rée des images et rituels d’inversion.

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« Les biblio­thèques, comme il se doit, retiennent le temps qui s’é­coule, dont elles font d’in­nom­brables petites boîtes qu’elles pro­posent bien ali­gnées sur leurs éta­gères. Les mots et les lettres s’y accu­mulent, prêts au mou­ve­ment, comme le sable dans le sablier. Pour finir, l’é­cou­le­ment est de mise, un long déver­se­ment que l’on inter­rompt en refer­mant le livre comme on retour­ne­rait un sablier. Si l’i­dée bor­gé­sienne du “livre de sable” est si effi­cace, si élo­quente, c’est parce qu’elle com­bine les figures de la réten­tion et de l’é­cou­le­ment, c’est-à-dire de la mémoire et de l’ou­bli, mais aus­si de la mul­ti­pli­ci­té insai­sis­sable et de l’u­ni­té muette. Le lec­teur se tient tou­jours dans le temps, c’est là qu’il navigue et qu’il se perd. Un lieu s’ouvre per­pé­tuel­le­ment sous ses pas, en tour­nant les pages, un lieu mou­vant, instable, où cepen­dant il est pos­sible, par-delà le hasard, de trou­ver une assise.
D’une cer­taine manière, comme le pro­me­neur ou l’a­ven­tu­rier, le lec­teur n’est jamais vrai­ment quelque part mais jamais com­plè­te­ment nulle part. Sa déam­bu­la­tion pas­sa­gère est une errance concer­tée, une déso­rien­ta­tion consen­tie. Jérôme Dupeyrat et Laurent Sfar ont vou­lu, avec leur Bibliothèque grise, non seule­ment rejouer à l’in­fi­ni la chan­son de l’er­rance bien­heu­reuse mais aus­si lui offrir un nou­veau pay­sage, plus grand que le simple jeu des mots. La Bibliothèque grise est un objet en expan­sion, qui s’ouvre sans cesse sur ses propres réfé­rences ; dans l’ordre des laby­rinthes il ne pos­sède pas d’î­lot cen­tral où l’on pour­rait résoudre l’é­nigme ou dis­po­ser d’une secrète protection.
[…] Si la place du lec­teur se trouve en quelque sorte dépor­tée c’est aus­si parce que, dans une telle biblio­thèque – pen­sée comme dis­po­si­tif incom­plet – la notion d’au­teur elle-même est, sinon pro­pre­ment obso­lète, du moins for­te­ment com­pro­mise ou jugée tran­si­toire. Et il en va de même, sans doute, des notions de repré­sen­ta­tion, d’i­den­ti­té, mais aus­si, de manière plus éton­nante, de la notion même de lec­teur unique et iso­lé, comme agent tout puis­sant des mondes qu’il parcourt. »

 Michel Cegarra, « Dans La Bibliothèque grise », Les Cahiers, n°21, juillet 2021, p. 6–8.